Ce qui était alors une idée tout juste germée il y a quelques jours forme désormais une plante vive, dont je récolterai bientôt les fruits. Une idée qui, dans mon psyché ambitieux, s’est rapidement muté en froide obsession. Je me suis mis en tête d’améliorer mes compétences en tant que dresseuse et progresse désormais rapidement, ne lésinant pas sur les efforts. Tous les jours, nous parcourons les plages ou les berges du fleuve, afin de trouver des adversaires dignes de mes ambitions. Notre progression se fait rapidement, trop peut-être, et déjà mon équipe compte six membres qui lentement progressent et s’aguerrissent. Pour le moment, je ne fais que poursuivre sur ma lancée sans objectif trop précis. Je caresse toutefois le projet un peu insensé de tenter ma chance dans une Arène. Voilà qui me ferait un bon coup de publicité, mais aussi qui viendrait me prouver quelque chose à moi-même. J’ai encore besoin de défis dans ma vie et il n’y a que peu de sommets que je ne désire atteindre. Celui-ci s’avère en plus nécessaire pour d’autres raisons. Je veux éviter de subir le même sort que Myrin et pour ce faire je dois me trouver dans la meilleure forme possible, et mes Pokémon aussi.

Parmi mes démarches zélées des derniers jours, on compte de nombreuses visites chez des éleveurs du coin, spécialisés pour leur type. Par exemple mon bon vieux Morgan doit souvent me subir en visite, avec mon pote Bilis. Il y a aussi un autre élevage que je visite depuis quelque temps, dans l’objectif de mieux comprendre ce mystère qu’est Farfuret. Je le surnomme «Anino», qui signifie «ombre» dans la langue maternelle de ma mère. Or, il ne répond d’aucun nom que celui que la nature lui a offert. Ce Pokémon a tout d’un éclat sauvage. Il est difficile à comprendre et impossible à raisonner : il ne subsiste chez lui qu’une bête dépourvue de jugement. Qu’une puissance brute, dépourvue d’attaches. Je dois constamment le surveiller car il est dangereux et imprévisible. Malgré les difficultés liées à son entraînement, je persiste à vouloir le faire monter de niveau comme tous les autres dans mon équipe. C’est ainsi que j’ai rencontré Ziggy, une jeune femme au prénom coulé dans le rock and roll mais qui n’en dégage certainement pas l’énergie. Spécialiste dans les types ténèbres, j’avais espoir qu’elle me permette de dompter le côté si sauvage de Farfuret, sans y être parvenue pour l’instant. Et tandis que nous nous exerçons près du fleuve, là voilà qui paraît, par le hasard des choses, sur mon chemin.

Je m’empresse d’aller la voir : même si l’expérience jusqu’à présent ne m’a pas réchauffée face à sa personnalité mélancolique et renfermée, il m’en faut plus pour me décourager d’une relation sociale potentielle. Ainsi je la salue comme si nous étions de vieilles amies, alors qu’il n’en est rien du tout.

«Ziggy ! Quel bon vent t’amène ? Tu tombes bien, Anino et moi nous nous entraînons.»

Lui et ce petit veau que j’ai acheté récemment au marchand de Pokémon. Encore jeune et très inexpérimenté, il perd la majorité de ses joutes pour le moment. Pourtant, je devine chez lui un fort potentiel. Il est en tous points l’opposé du Farfuret : attachant, affectueux, naïf à souhait et braillard. Encore à l’approche de Ziggy, il vient la voir pour lui demander des câlins.

«Ça suffit, Lakas, quel bébé… Toujours à réclamer des câlins.»

Il va s’en dire que je ne suis pas la plus chaleureuse des dresseuses, à l’image de l’éducation que j’ai moi-même reçue. Cela ne semble pas décourager le Tauros à qui j’adresse une caresse sur la tête, malgré moi attendrie.

En me procurant ce Tauros chez le marchand, je ne pensais pas me retrouver devant un bébé à peine sorti de l’œuf. Lakas grandira vite, je ne me fais aucune inquiétude à ce sujet. Cependant j’avais espoir de trouver en lui un allié déjà puissant, comme le suggère son nom. À la place, le veau représente un défi pour moi et mon ambition de progresser rapidement. Un autre se découragerait, pour ma part j’y vois l’occasion de parfaire d’autant plus mes compétences de dresseuse. Malgré tout, son attitude enfantine me crispe quelque peu. Ziggy apprécie ses effusions d’affection : moi elles me font honte. Je ne le changerai pas tout de suite en terrible guerrier, voilà tout. En observant Farfuret qui est tout son contraire, peut-être qu’il vaut mieux qu’il conserve son innocence encore un peu.

J’observe d’ailleurs l’éleveuse avec une perplexité que je ne laisse pas paraître. Cette toque, ces vêtements démesurément grands… Je fais contraste avec elle tout autant que Lakas et Farfuret. J’ai toujours soigné mon apparence, d’aussi longtemps que je me souvienne. Je ne me permets jamais de sortir autrement qu’à la perfection. L’allure négligée de la brunette me heurte : quel gaspillage ! Ziggy a tout d’une belle femme pourtant. Je ne relève toutefois pas car tel n’est pas ma place, mais rêve d’un jour lui offrir un make-over tel qu’on en voit à la télévision. J’aimerais la voir fière et jolie. Ses yeux sombres, par contre, me suggèrent depuis les premiers instants de notre rencontre, que je me nourris d’utopies pour l’instant. Tant pis.

Je suis son regard jusqu’à son Gobou, qui patauge dans les vagues. Un sourire se tisse sur mon visage : son bonheur de retrouver son élément naturel augmente nécessairement le mien. Peut-être que si j’amenais Anino dans les froides montagnes de Rhode, il serait un peu plus… détendu ? Cela reste à prouver.

«Difficile.» je fais en toute honnêteté. «J’ai du mal avec le caractère imprévisible du Farfuret. Pour ce qui est du Tauros il est…»

Je l’observe alors qu’il poursuit une petite chenille non loin, ses petites pattes dansant presque sur place sous l’effet de l’excitation. Nouveau soupir.

«Inoffensif.»

Je ris mais à moitié, car une part de moi tout de même est découragée de sa lente progression. Une part de moi qui n’est jamais satisfaite, qui est impatiente.

«C’est généreux de ta part de sortir ton ami dans son milieu naturel. Peu importe où je me trouve, Farfuret ne semble pas plus calme.»

Justement, il parcoure la rive comme à la recherche d’un adversaire ou d’une proie, difficile à dire. Toujours insatiable.

Je préfère généralement garder Farfuret loin des yeux du public. Réalistement, ce Pokémon ne m’accompagnera pas dans mes sorties mondaines et mes séances de photographies. Il s’agit d’un compagnon que j’associe à mes activités au sein de la Team. Le présenter donc à Ziggy représentait un certain risque… et si on trouvait moyen à nouveau de repérer les Pokémon Obscurs ? Si ce n’est pas le cas pour le moment, il s’agit toujours d’une préoccupation qui tourne dans mon esprit. Cependant, j’ai jugé que le tenir totalement dissimulé aux yeux des autres comportait plus de risques encore. Si un jour on me voyait en sa compagnie, alors que j’en aurais nié l’existence ? Voilà qui m’incriminerait d’autant plus. Alors aussi bien travailler le souci, sans entacher la performance du Pokémon ténèbres. J’ai besoin de son côté sauvage après tout. Je dois simplement trouver une manière de canaliser et utiliser toute cette puissance à mes intérêts. Ziggy semble partager mon avis au sujet du Farfuret : peut-être qu’une rencontre avec les siens, dans son milieu naturel, l’apaiserait quelque peu.

«De ce que j’ai lu, ce sont des bêtes intelligentes, qui chassent en hordes. Je n’ai pas eu le plaisir de le capturer, ce fut un don. Toutefois j’imagine qu’il a grandi quelque part dans les montagnes. Peut-être qu’il cherche en quelque sorte à établir sa nouvelle horde… seul ce ne doit pas être si facile pour lui.»

Ainsi Ziggy avait un Dimoret ? Pourtant je n’ai vu aucun Pokémon ténèbres dans son élevage. Elle vient tout juste d’arriver mais… a-t-elle laissé ses alliés quelque part ? Ma curiosité est piquée et je n’ai pas exactement la retenue nécessaire pour me questionner à savoir si mes interrogations pourraient lui causer du tort. Je veux savoir, tout simplement.

«Il est arrivé à quoi à ton Dimoret ? Il n’est pas avec toi ?»

Pour ma part, je ne peux m’imaginer me séparer de ma précieuse équipe grandissante. C’est qu’on s’attache malgré nous à ces petites bêtes, n’est-ce pas ? J’observe le Tauros qui, finalement, a réussi à placer un joli coup sur sa chenille. Il y a peut-être de l’espoir pour celui-ci.

«J’en conviens, Suerebe est une ville particulière. Parfaite pour ton type d’élevage mais… je préfère comme Lancelot me trouver près de l’eau et du soleil. Au fond, je devais être un type Eau dans une autre vie.»

Je rigole quelque peu, pensant à ma fière Ulan la Mustébouée. J’ignore pourquoi mais je me dis que je lui ai probablement ressemblé dans une autre vie, pour peu qu’on croit à ce genre de choses.

Je réfléchis aux sages paroles de Ziggy, satisfaite de ses réponses. Lorsqu’on veut une expertise, il importe d’aller la chercher et je comprends mieux désormais pourquoi elle mérite pleinement ce titre : anciennement Membre du Conseil des 4 à Hoenn dans ce type, elle est tout à fait équipée pour répondre à mes questions. Ainsi je me sens rassurée par ses mots. Malgré moi, l’entraînement désordonné et difficile du Farfuret m’angoisse. Pour bien des raisons. Mes compagnons m’apprécient et me respectent, même la difficile Ulan fait ce que je lui demande et se fie à moi. Elle n’est pas facile d’approche mais on peut sentir qu’entre nous lentement un lien se tisse. Or, les choses sont moins évidentes avec Anino, qui ne répond même pas de son nom, qui pourrait très bien me réduire en charpies si l’envie lui prenait. Aussi, être en mesure de l’éduquer fait partie de mes responsabilités en tant que membre de la Team Ombre, en tant que seconde. L’avoir à mes côtés est un privilège. Je pense à Murphy et son Zorua… malgré tout, ils ont réussi à trouver un semblant d’équilibre même si je crois qu’il demeure tout aussi sauvage que mon ami ici présent. Ziggy a raison. Plus qu’un autre, Farfuret aura besoin de temps et de patience pour prendre ses marques. Je suis très bien capable de lui offrir les deux.

J’ai bien vu que ma question l’a dérangée, ne serait-ce que par son changement de posture éloquent : elle a croisé les bras sur sa poitrine dans un geste que je ne connais que trop. Une sorte de fermeture, de résistance dans la conversation. Plutôt que de m’arrêter, ma curiosité n’en est que plus piquée et ce qu’elle révèle alors me tire un sourire satisfait. Si je peux me montrer très secrète, j’ai aussi un fort goût pour les jardins secrets des autres. Hypocrite ? Oui, peut-être. Tant pis.

«Eh bien… je ne savais pas que étais Conseillère dans le passé, c’est tout à ton honneur. Je devrai te quémander un combat un de ces quatre dans ce cas, histoire de tester un peu. Je comprends mieux alors, ce devait tout de même être particulier de se séparer d’eux.»

Le principe d’une équipe ne nous appartenant pas m’a toujours énormément surprise. Mes Pokémon sont les miens, je ne voudrais les partager avec personne. Ils font partie de mon quotidien, de ma vie… Alors les laisser derrière m’apparaît tout simplement saugrenu.

«Pourquoi avant ? T’as un traumatisme avec l’eau ? Y’a pas plus belle eau qu’ici à Rhode, puis je suis certaine que Lancelot aimerait beaucoup nager avec toi.»

Je me penche d’ailleurs pour le caresser, avant de me souvenir que sa peau a cette texture étrange, sans être gluante elle laisse une drôle de sensation sous les doigts.

Je suis une fonceuse. Je ne comprends l’immobilité. Celle-ci me dérange. Au plus profond de moi-même. Je ne connais rien de Ziggy et de son vécu. Pourtant il commence à m’apparaître de plus en plus clairement dans son discours que la négation fait partie de son existence actuelle. Voilà trois éléments en autant de phrases que la jeune femme avoue avoir laissé tomber : sa place au sein du Conseil, la baignade et les combats. Mon regard ne peut s’empêcher de glisser jusqu’aux jolies eaux du fleuve, illuminées par les rayons du soleil estival tirant à sa fin. Qu’est-ce qui l’empêche ? Je la scrute avec une intensité déplacée, cherchant à percer les mystères qui se cachent sous ces vêtements trop grands. Elle a un handicap ? Un truc qui cloche ? Non parce que moi je ne vois vraiment rien qui l’empêche de faire toutes ces choses. Je reporte mon attention sur le Gobou, je vois la tristesse dans ces yeux. Son Pokémon en souffre, de tous ces «non». D’où viennent-ils ? Qui les commande ? Qu’est-ce que la jeune femme attend ? Elle n’a qu’une vie à vivre après tout. Je m’échauffe, je me sens me frustrer de ces interdits. Mon sourire se mute lentement en une moue encore une fois trop intense alors que je la dévisage, tentée de la traîner de force dans l’eau. Je décide de procéder par une autre approche.

«Hum.»

Onomatopée qui illustre le fond de ma pensée. Je me départis alors de mon short et de mon débardeur que j’abandonne dans un buisson. Vêtue de mon maillot de bain qui ne me quitte jamais par des journées pareilles, je m’avance en direction de l’eau. Elle est un peu fraîche contre ma peau, mais elle demeure bonne. Je m’immerge complètement un instant et émerge en invitant Lancelot et Lakas à se joindre à moi. Le petit Tauros, ayant terminé avec son combat, vient me rejoindre en éclaboussant partout, y compris en direction de Ziggy. Je n’ai pas lâché la jeune femme du regard.

«Il me semble que la vie est là pour être vécue et non pour se priver, chère. Alors que dirais-tu de faire un pas et venir nous rejoindre au lieu de flotter là dans ton chandail trop grand. C’est mieux de flotter sur les flots.»

Il y a deux manières dont cet échange pourrait se conclure… la jeune femme pourrait m’envoyer promener ou alors tenter sa chance dans l’eau. Dans tous les cas, j’espère lui faire voir un peu qu’il n’y absolument aucune raison de s’empêcher, peu importe son vécu.

Je m’attendais tout de même à un refus, mais pas à son calme. Si seulement je l’agaçais, au moins j’aurais l’impression qu’une forme de vie subsiste en elle. Plus l’échange se déroule, plus je le comprends. Je me bute à une santé mentale fragile, à une dépression peut-être ? Ce n’est pas la place de le demander. Il est des jardins secrets que je n’oserai jamais franchir. Les vieilles blessures de la jeune femme lui appartiennent. Puis là n’est pas le point de toute manière. Peu importe le poids qu’elle traîne. Je pourrais paraître insensible, mais à mes yeux c’est son attitude qui l’est.

«Je suis mannequin, Ziggy, tu crois vraiment que je n’ai jamais vu ça une femme nue dans ma vie ? Toute façon ce ne serait pas une grosse perte pour cet hideux chandail qui cache ta jolie silhouette. Au pire garde-le, si tu es gênée, je te prêterai un truc, je n’habite pas loin.»

Je suis en mission, en mission pour quoi ? Pour la vie ? Je n’ai pas l’ambition de la convaincre que celle-ci vaut la peine d’être vécue, mais je m’avoue être agacée par le gaspillage. Certains reposent dans le désert en train de pourrir sous le sable, certains qui auraient probablement bien aimé avoir la chance de fouler la terre et avoir l’occasion de se baigner, de profiter du soleil, de la nature. Je reporte mon attention sur le Gobou. Dois-je insister ? Lui-même semble se demander ce que sa dresseuse va faire.

«Non, t’as raison, j’sais pas ce que tu as vécu. Tout ce que je sais c’est qu’il y a des gens morts qui préféraient ne pas l’être, alors aussi bien profiter pour eux. S’empêcher de faire des choses que tu aimais par contre ce n’est pas s’empêcher de vivre, c’est se punir. Je pense que cet accoutrement a déjà assez fait ça pour toi aujourd’hui. Maintenant si t’as envie de changer un peu de tes discours barbants sur la vie, joins toi à nous. Je pense que Lancelot aimerait ça.»

Tant pis, si elle refuse, moi je vais poursuivre ma vie comme je l’entendais. Je voulais tout de même tenter un dernier coup, ne serait-ce que pour son compagnon. Et la chance un jour de la combattre, car je n’ai pas oublié cette idée. Ziggy ignore à quel point je puis être obstinée à l’occasion.