À l’instar de la petite Evoli avant lui, Lakas devra quitter les bras de l’enfance de manière un peu prématurée. J’ai de grands projets pour lui, projets qui impliquent une connaissance et une maîtrise solide de l’art du combat. Effectivement, le Tauros possède un potentiel insoupçonné, que j’ai su déceler chez lui dès son plus jeune âge. J’ai espoir qu’ainsi j’arriverai à le façonner pleinement, à l’image de notre équipe. Il est capable, déjà, d’utiliser l’attaque rare de Trépignement, un atout de taille pour les ambitions que je lui dessine. De toute évidence le veau se démarque et aujourd’hui je compte bien le prouver.

Prouver quoi ? Depuis la mort de Myrin et ma découverte funeste dans les steppes arides, je préfère couvrir mes arrières. Mon équipe a toujours agi depuis les ombres, ainsi je n’ai jamais ressenti le danger que pouvait représenter l’équipe de Michael… Sauf que nous avons eu la preuve de notre propre vulnérabilité. Je veux devenir une seconde digne de ce nom et puis pourquoi pas un jour une admine aussi, une qui soit digne de ce nom avec une équipe nombreuse composée de Pokémon de qualité. Lakas doit s’endurcir, car qui sait ce qui pourrait lui arriver s’il ne le fait pas ?

Je refuse de le laisser dans cet état, à la merci de ceux qui pourraient nous vouloir du mal. Je me montrerai particulièrement difficile avec lui, comme je l’ai fait avec celle qu’il considère un peu comme sa grande sœur désormais, Ilaw. L’Evoli a beaucoup maturé ces dernières semaines et continue à parfaire son entraînement de belle manière. Elle nous accompagne dans ce lieu que je n’ai pas choisi au hasard, loin des regards, des fans, du brouhahaha des villes. Il règne ici un calme que je compte bien perturber à ma manière. Je lève les yeux vers ce ciel infini d’un bleu saisissant. J’ignore ce qu’il nous réserve aujourd’hui mais il me tarde de le découvrir.

Ilaw émet un son; je lui ai commandé de nous prévenir lorsqu’elle repérerait quelque chose d’intéressant dans les parages, un bon adversaire pour mon cher compagnon. Je me doute que tous les Pokémon qu’il rencontrera seront trop puissants pour lui, mais c’est en prenant des risques qu’on parvient aux meilleurs résultats. Le premier à se présenter est le Pokémon le plus pathétique au monde, un Keunotor. Il a l’air robuste tout de même, ainsi j’intime le Tauros à la prudence. Malheureusement pour moi, il ne m’écoute pas du tout et s’empresse de courir après son adversaire grâce à sa Charge.

Étrangement, son attaque fonctionne à merveille, envoyant valser le castor qui s’enfuit sans demander son reste. Impressionnant ! Je siffle pour signifier mon appréciation pour la performance du jeune veau. Celui-ci se cambre et saute dans les airs, menaçant de nous frapper de ses sabots. Je me recule en riant devant son enthousiasme. À cet effet, il n’y a pas de manque. Il revient vers nous, fier comme un paon, le torse gonflé et la tête haute. Je lui gratte l’encolure, tout en lui glissant ces mots, pour le faire redescendre sur terre :

«C’était très bien mais encore beaucoup de travail nous attend, Lakas.»

«Keunotor n’est pas un adversaire très impressionnant après tout. Mais tu as très bien fait. Tu utilise bien tout ton corps pour ajouter à ta charge, c’est parfait.»

Bilis, qui observe la scène de loin, a redressé les oreilles. Son amusement face au jeune veau est passé à un état d’alerte. Je suis donc ses prunelles ambrées jusqu’à une autre grande silhouette du coin. Il s’agit d’un Frison, bien plus imposant en taille que mon cher Tauros encore bien jeune. Ses cornes sont pointées vers le ciel et il darde sur nous un regard sévère. Sitôt son regard croise celui de Lakas qu’une promesse se tisse entre eux : il y aura un combat, que je ne le veuille ou non.

Pourtant je suis inquiétée : visiblement le Frison a l’avantage ici. Il est plus fort, plus expérimenté, plus imposant. Lakas peut compter sur sa vitesse et son énergie, mais est-ce que ce sera suffisant ? Je sais qu’il est inutile toutefois de s’interposer entre deux mâles, deux bœufs. Je m’écarte donc du chemin alors qu’une frénésie lui prend et qu’il fonce vers son adversaire en poussant des beuglements furieux. L’impact me sursauter tant il est violent et pourtant c’est le Tauros qui semble avoir le dessus dès le départ, ses petites cornes retenant la grosse carcasse de son adversaire. Je serre les dents, inquiète de l'issue de cette bataille.

Le simple fait qu’il tienne son point contre un si gros animal a de quoi m’impressionner. Je peux voir ses sabots gratter le sol et son dos se couvrir de sueur. Brave bête. Le petit finit par se défaire de l’emprise du plus vieux pour foncer tout droit vers sa gorge, ce qui lui coupe le souffle. Le bison sauvage recule, mécontent, avant de prendre la fuite à son tour. Il semblerait que malgré tout son bon vouloir, il n’ait pas pu conserver sa place d’alpha dans ces contrées. C’est maintenant Lakas qui a réclamé cette place. Par contre, sa Frénésie se poursuit et il se met à courir dans tous les sens à la recherche de quelque chose à fracasser.

C’est le danger d’une telle attaque. Frénésie l’aveugle totalement. Il fonce tout droit vers Bilis qui n’a aucun mal à l’éviter. Il est confus et dangereux. Je reste calme malgré son état lamentable. Je le rappelle aussitôt à sa balle afin qu’il se repose un peu, tout en lui glissant un remerciement. Ce n’est pas sa faute s’il s’est laissé emporter. Cette attaque est traître et je devrai faire très attention à l’avenir quand je l’utiliserai… si je l’utilise. Il me tarde de la remplacer par quelque chose de plus sensé, de plus précis et moins volatile. Après quelques minutes à marcher, je fais de nouveau appel à lui et il apparaît dans un état de calme affectueux qui lui correspond habituellement.

Je préfère sa naïve bonne humeur à ce bovin fou furieux qu’il était tout à l’heure. Je lui caresse le crâne, sachant très bien qu’après aujourd’hui rien ne sera plus pareil. Il aura énormément progressé et c’est là tout ce que je désire. Le petit m’adresse une caresse affectueuse avant d’inviter Ilaw à le suivre dans le pré. Ils ne vont pas bien loin, chassant un Doduo qui n’a pas l’air bien intéressé à les combattre. Mon regard glisse jusqu’à Bilis, qui a repris sa place habituelle à mes côtés. Le lapin sait qu’aujourd’hui est une journée différente pour d’autres raisons aussi. Des raisons inavouées. Un anniversaire particulier.

Seul le lapin connaît cet anniversaire. Son enthousiasme habituel a cédé place à une sorte d’état contemplatif. Je me demande souvent quels sont ses réels sentiments sur ce qui s’est produit il y a quatre ans, alors que ma vie aurait pu prendre un tournant tout autre. Je ne lui ai jamais posé la question. Il s’agissait de ma décision après tout. Cependant d’affirmer qu’elle a été sans conséquence pour lui est faux. C’est lui qui était avec moi à la clinique lorsque j’ai pris cette décision, lui qui séché mes larmes, qui m’a soutenu ces poignées de jours durant, les seuls où je me suis autorisée à regretter.

Il n’y a pas de place au regret. J’ai enfoui toutes ces émotions au plus profond de moi-même et je ne me suis plus autorisée à y réfléchir. À quoi bon de toute manière. Il s’agissait de la seule option possible. L’autre avenue aurait été catastrophique pour moi, mon corps, ma carrière, ma vie ! Non, vraiment, je frissonne rien qu’à y penser. Pourtant cet anniversaire me pèse comme à chaque année, je n’en oublierai jamais la date et à chaque fois j’ai besoin d’un congé pour souffler. Me promener ici en nature, à entraîner les miens, voilà une distraction satisfaisante. Tandis que nous marchons à la suite de Lakas et Ilaw, Bilis a mis sa main dans la mienne.