Halloween représente une tradition incongrue dans l’idée de Bailey. La part de lui économe et un peu avare ne peut accepter l’idée d’acheter des sucreries à tout le voisinage. Il s’agit à ses yeux d’une bien gentille attention, mais aussi d’un gaspillage de fonds fondamental. Les enfants n’ont pas besoin de bonbons ou de costumes extravagants, mais bien de livres, d’activités pédagogiques, de vêtements appropriés… bref, tout pour répondre à leurs besoins. Ayant grandi dans un milieu pauvre, le jeune homme éprouve quelque difficulté à voir le bien-fondé de cette fête, qu’il préférerait offrir quelque chose à la charité à la place. Tant pis se dit-il. Pour le petit bonheur de sa fille, il laisse ses réserves s’évaporer telle une vaine fumée et se prête au jeu. Sa fille l’a costumé d’accessoires dépareillés pour l’occasion : oreilles de Laporeille, cravate aux dimensions démesurées et manteau multicolore. Il ne sait pas trop ce qu’il interprète, mais au moins Ilona était bien contente de voir son père ainsi accoutré.

À présent, la jeune fille manque à l’appel. Partie au début de la soirée pour faire la tournée de maisons en compagnie de ses copines, l’enfant avait insisté pour que son père la laisse tranquille en cette soirée. Elle grandit trop vite, se dit tristement son père en avalant une nouvelle part de tarte à la citrouille préparée par son ex. L’infirmier l’a tout de même aidé à la cuisiner, puisque c’est lui qui a vidé la chair de la courge après tout. Son regard se porte régulièrement à l’horloge tandis qu’il écoute un vieux film d’horreur mettant en vedette une sorcière. Le jeune homme ne ressent pas la frayeur qu’il devrait. Pas pour le film du moins. Ilona devrait être rentrée et à présent l’heure tourne sans qu’elle ne donne signe de vie. Curie partage son inquiétude, même si tous deux ne devraient avoir rien à craindre. Rosalind se trouve avec l’enfant, déguisée en araignée, et bien sûr la Delcatty ne laisserait jamais rien lui arriver. Et pourtant c’est d’un même mouvement que les deux quittent la maison pour s’aventurer dans les rues de Samagard.

Presque toutes les maisons ont été joliment décorées. Il règne dans le quartier un joyeux brouillard qui vient accentuer l’atmosphère effrayante de la soirée. Bailey parcourt la foule des yeux, tentant de repérer la jeune fille qui s’est déguisée en zombie pour l’occasion. Son père trouvait tout ce sang et ce maquillage tout simplement horrible, mais la petite elle en était bien heureuse. Aucune trace d’elle et de ses amies. Il va falloir qu’il cherche dans les autres rues. Il lui avait pourtant dit de rester à vue…

Bailey et Curie cherchent depuis un moment déjà et progressivement les petites familles rentrent chez eux. Les rues sont de plus en plus désertes et Ilona n’est nulle part en vue. Le clair de lune s’est même dissimulé derrière les nuages, plongeant le quartier dans une sérieuse obscurité. L’infirmier commence à sentir la panique s’installer, quand il repère, dans un fossé au détour d’une rue, le petit sac à main que sa fille avait avec elle pour agrémenter son costume. Il se met aussitôt à l’appeler d’une voix tendue, sans succès. Où est-elle passée ?

Event Halloween:

Un père sans sa fille cesse de fonctionner.
Le temps passé séparé de sa progéniture n’est qu’emprunt; il s’étire à la manière d’un élastique en menaçant à tout instant de se briser ou d’un claquement se détendre en promettant un pincement douloureux. Bailey a l’habitude de cette sensation de tension qui l’habite à chaque fois qu’Ilona quitte son champ de vision. Il fut une époque de sa vie où leurs séparations se faisaient plus communes que l’inverse après tout. C’était avant, dans une autre vie lui semble-t-il, lorsque la gamine était bien plus vulnérable, une époque où elle avait pleinement besoin de lui. La petite grandit trop vite et de plus en plus rapidement lui semble-t-il. Ce changement de région récent a certainement précipité les choses en ce sens. Et maintenant elle a disparu.

Dans sa panique, le jeune père s’imagine le pire. Peu créatif habituellement, il se surprend à tisser dans son esprit les scénarios les plus loufoques et dramatiques, sentant son cœur trembler d’effroi à l’idée que quelque chose aille pu compromettre la sécurité de son enfant. Habité d’un certain agacement (plus envers lui-même d’avoir permis cette sortie qu’envers la responsable elle-même), il se promet de ne plus jamais l’autoriser à s’aventurer sans sa supervision… où que ce soit ! Il en oublie presque qu’il se trouve à Samagard et non à Volucité où il a vécu toute sa vie jusqu’à récemment. Les risques encourus restent minimes. Préoccupé, il sursaute en entendant une voix à sa suite. Il se retourne pour voir une jeune femme affublée d’un costume de sorcière. Elle semble chercher à lui apporter son aide, cependant Bailey n’a guère l’occasion de répondre puisqu’ils sont tous deux interrompus par l’arrivée imprévue d’une huée de Dardagnans dont les ailes vrombissent de manière menaçante sous le clair de lune. Les prunelles de l’infirmier s’écarquillent et il se laisse tirer par l’étrangère. Soudain ses pieds se souviennent comment courir et il se joint à elle dans son effort pour échapper à leur assaillant.

Curie rouspète et se met à hurler, abandonnée un instant par son maître qui l’avait oubliée dans sa précipitation. Le jeune homme revient vite sur ses pas et attrape la petite Gobou par la queue avant de prendre le chemin de l’étrangère. Le brouillard semble s’être épaissi, réduisant considérablement leur vue. Bailey ne connaît pas encore assez bien le quartier pour les guider de manière convenable. S’aventurant au hasard, il les mène jusqu’à une petite bâtisse de pierre. Derrière un de ses murs, il prend place avec l’inconnue, haletant de sa course. Il entend les insectes au loin, mais difficile de dire s’ils s’éloignent ou non. Il lui semble que oui, ainsi il s’adresse à sa partenaire d’infortune.

«Je suis désolée, mademoiselle, j’ai pas trouvé mieux pour nous cacher. Ça va ? Et toi Curie ?»

La Gobou tremble de tous ses membres dans les bras de son maître, mais elle semble intacte ce qui rassure aussitôt son dresseur. Il soupire en observant les alentours; sa vue s’habitue à cette brume intense et il distingue faiblement sur le sol des monticules de pierre : des pierres tombales !

«Y’a quelque chose qui tourne pas rond ce soir. Qui tourne pas rond du tout. Et Ilona est là-dedans.»

Il veut dire «dans ce merdier», un peu comme eux, mais n’ose le nommer. L’inquiétude luit dans ses prunelles vertes.

«J’suis Bailey et elle c’est Curie. On cherche ma fille, c’est une gamine de dix ans, elle était habillée en zombie avec le maquillage et tout. Vous l’auriez pas vue ?»