Je scrute les eaux incertaines du fleuve contre le rivage; jamais les élans de ses vagues ne m’ont paru en tel manque de coordination, comme si leur rythme s’en était trouvé troublé par quelque vent invisible, quelque force aveugle. Sous la lueur pâle des étoiles, ses vagues se font sombres ondulations. Ce spectacle me rappelle douloureusement cette fameuse nuit où je me suis aventurée ici même, après ma mission au cœur du désert. Une nouvelle tâche m’incombe aujourd’hui mais je ne peux me dissocier de mes souvenirs qui résonnent toujours dans mon esprit. Le corps de Myrin, la funeste découverte de son identité, la crainte que celle-ci m’a inspiré. Ce n’est pas le premier ni le dernier corps qui se trouvera sur mon chemin, pourtant celui-ci a remué les fondements de croyances que je pensais profondément ancrées et totalement imperturbables. Comme quoi rien au monde n’est totalement immuable. Je ne devrais pas ressentir ces doutes vis-à-vis la Team Ombre. Il s’agit de ma famille; cette organisation m’a bercée toute mon existence et formuler des pensées contradictoires à son endroit me fait l’effet d’une trahison, autant envers moi-même qu’envers le mouvement que je sers. C’est pleine de culpabilité que je me retourne vers mon accompagnatrice pour cette mission, Murphy, la dévisageant un instant.

Il me suffirait de poser la question. Je suppose qu’elle possède une part des réponses, celles auxquelles j’aspire tant. Qui a tué Myrin ? Ce silence ne me laisse rien présager de bon. Si un des nôtres avait péri aux mains d’un ennemi, alors il y aurait eu vengeance. Non ? Or, je n’ai pas entendu parler de tels plans. Ce doit vouloir dire qu’il s’agit d’un coup de l’intérieur. Cette pensée me rend malade. Je croyais que…

Mon regard fuit celui de ma supérieure et s’aventure sur les rochers qui surplombent le fleuve. Nous venons ici à la recherche de Pokémon pour les recrues récentes, des Pokémon à obscurcir. Pour l’occasion, j’ai fait appel à mon Farfuret, histoire de montrer ses progrès à Murphy. À vrai dire, le Pokémon Obscur est toujours aussi imprévisible, mais il est certainement puissant. À l’heure actuel il est relativement tranquille, observant le ciel étoilé et surtout la lune. À l’aise dans un environnement nocturne, il me paraît bien plus détendu que moi, ce qui est une première. Je ne sais pas si ma patronne verra ma tension inhabituelle. Elle n’est pas du genre à s’en soucier de toute manière.

«Trois Pokémon du même type hum? La dernière fois que je me suis aventurée ici, j’y ai trouvé beaucoup d’insectes, peut-être qu’il pourrait s’agir d’une avenue intéressante. Sinon des types Eau.»

Je tente d’avoir l’air désinvolte face à la mission. Il faut dire que celle-ci ne m’angoisse pas particulièrement, je sais très bien que nous y arriverons. Là n’est pas le souci. Le problème réside en moi, dans cette poitrine serrée d’un stress que j’ai rarement ressenti dans ma vie. Murphy semble accentuer mes doutes sans le vouloir. Nous n’avons pas eu la chance d’être seules toutes les deux depuis un moment il me semble, il faut dire.

«Tu vas bien toi ? Pas trop de challengers en ce moment?» je tente pour me détendre.

Il faut le nommer : Murphy n’est pas exactement la parfaite partenaire pour une conversation destinée à me détendre. Pourtant je vois bien qu’elle fait des efforts, qu’elle observe et tente à sa manière d’alléger l’ambiance. Un jour, je percerai bien sa coquille, un jour qui n’est pas aujourd’hui car je n’en ai pas l’ambition. Mon objectif à l’heure actuelle se concentre surtout sur la préservation de moi-même, de mes inquiétudes et mes doutes. Mais fidèle à moi-même, je ne parviens pas exactement à faire l’hypocrite; pas auprès d’un membre de la Team Ombre du moins. Le Miaouss sortira du sac éventuellement, pour l’instant j’adopte l’attitude que me réserve la majorité du temps la jeune brune. Concentrée sur ma mission, je repère un Grimalin qui ferait bien l’affaire selon le critère de Murphy : un type fée. Cependant je me dis que son type ténèbres ferait un peu redondant. Il vaut mieux le laisser partir.

Murphy entretient la conversation et je n’y prête attention que d’une oreille. Évidemment qu’à son niveau, les challengers se font plus rares. Malgré mon intérêt pour une rencontre éventuelle entre nos deux équipes, je devine la mienne clairement en-deçà des attentes pour son Arène. Mon plan de combattre James ont pris du retard, mais cela viendra. Avec les remous actuellement au sein de la TO, j’ai préféré axer mes efforts sur ma vie nocturne. Je n’ajoute rien à son commentaire, m’éloignant de quelques pas en lui faisant dos, beaucoup trop concentrée que nécessaire sur l’étude des environs. Les Pokémon viendront à nous, j’en suis convaincue. Ce n’est pas la peine de me montrer aussi sur le qui-vive. La question qui devait venir arrive plus tôt que prévu et je soupire longuement avant de lui faire face. Je la dévisage avec gravité, presque pour l’impressionner, pour qu’elle retire sa question et me laisse tranquille. Je réalise que je lui en veux peut-être un peu. Pourquoi ne m’a-t-elle pas tout dit ? Car il y a des choses qu’elle conserve pour elle non ?

«Je pensais que tu avais confiance en moi, Murphy, c’est tout.» je fais froidement, sentant une rage insoupçonnée crépiter au fond de ma poitrine. «Il me semble que c’est pour cette raison que tu m’as choisie pour te seconder. Mais je me trompais. Je suis juste là pour faire joli au final. Et pour ne pas poser de questions.»

Je me retourne pour éviter de laisser la colère me consumer. Maintenant que j’ai nommé cette frustration, je peux en sentir le poids contre mes épaules. Je suis déchirée entre l’idée de ne rien ajouter, de faire ce qui est attendu de moi et d’attendre mon heure pour grimper les échelons comme j’ai toujours fait… mais une part de moi ne se satisfait pas à cette perspective. Je veux plus. Je veux avoir confiance en mon Admin. Une confiance qui au final a été effritée à l’instant où j’ai posé les yeux sur ce corps dans le désert.

Je ne pourrais retracer les souvenirs de mon arrivée dans la famille Raïkonen. Si jeune, je n’ai pas pu tisser mes neurones de manière à construire des images indélébiles… comment aurais-je pu ? Je n’avais qu’une poignée de mois, un an tout au plus. Pourtant, quelque part au fond de moi m’habite la mémoire de ce foyer rassurant tel que je n’en avais jamais vécu auparavant. Comme une sorte de soulagement. Enfin on répondrait à mes besoins de manière convenable. Enfin on m’aimerait, même si cet amour venait au prix de ma propre perfection. Famille. Voilà ce que j’ai découvert auprès des Raïkonen. Et par extension, la Team Ombre s’est trouvée affublée de la même définition, car l’un ne pouvait vivre sans l’autre. Car on m’a toujours façonnée de manière à répondre aux besoins de l’organisation. On m’a dit qu’on m’aimerait tant et toujours, à condition que je serve les intérêts de la Team Ombre. Ce que j’ai fait sans ciller jusqu’à présent malgré la difficulté de la tâche, la fatigue qui s’installe malgré elle alors que je tente de jongler entre ma propre vie et celle que je tiens la nuit parmi les ombres. Ce n’est pas moi qui ira m’en plaindre. Jusqu’à présent je n’avais jamais douté. Ma loyauté ne connaît aucun obstacle, ou du moins est-ce que je croyais jusqu’à me trouver devant ce corps mystérieux qui a ébranlé des convictions que je croyais profondément ancrées en moi.

Trahie. Je me sens trahie de ces silences, trahie de ne pas posséder toutes les informations et surtout en colère d’avoir été mise de côté. J’ai fait tout en mon pouvoir pour honorer mes responsabilités. Je n’ai jamais dit non. J’ai fait ce qui était attendu. Pourtant mes paroles n’ont même pas ébranlé mon interlocutrice, qui me regarde avec cette même froideur presque condescendante, comme si mon embardée l’agaçait, comme on réprimande une enfant dont les demandes prennent forme de caprices. Je suis un instrument à ses yeux, tout juste au-dessus de son Zorua. Elle ne comprend pas, elle n’entend pas, et mes mots m’empêchent de travailler convenablement ce qui bien sûr ne peut que l’irriter. Je lui jette un regard plus que noir, un regard blessé, un regard de haine. Comprendra-t-elle maintenant ? Elle s’en fiche de toute manière, ne l’a-t-elle pas dit si bien ? Je fulmine malgré toutes mes tentatives d’apaiser mes émotions.

Ses paroles ensuite finissent de m’étouffer de rage. Comme mes émotions l’ennuient ! Elle me prend pour une idiote; je nous croyais au-delà de cela mais au final je réalise qu’elle ne me connaît pas du tout. Je n’ai plus huit ans, j’ai vu d’autres corps en pire état avant celui-ci sans me troubler. Détourner la loi signifie trop souvent côtoyer la mort : je ne l’ai jamais crainte, même qu’une part de moi la recherche. L’adrénaline et le danger m’animent. Mais oui, elle a raison n’est-ce pas ? Je devrais simplement retourner à ma saison sportive comme un bon toutou à son maître. Ah non, elle se trompe si elle pense que je vais lâcher l’affaire si facilement. Puis elle dit les mots de trop.

«Vous trahir ? C’est donc ce que tu penses de moi, Murphy ? Qu’après toute ma vie à me donner corps et âme que j’abandonnerais ma famille ? Comment peux-tu même le suggérer ? Tu ne me connais pas du tout, pas du tout pour même avancer de telles paroles ! Tu crois qu’un corps sans vie m’émeut ? J’ai tué moi aussi pour la Team Ombre je te le rappelle. Ne me parle pas comme une imbécile ou je te jure que je te le ferai regretter. Si tu n’as pas le discernement de comprendre ma colère alors tant pis, je pense sincèrement que je ferais mieux de travailler seule sur cette mission.»

Dans ma colère j’ai agrippé son bras avec force, trop de force. Je le lâche avec la même hargne, prête à lui cracher au visage. Je me détourne d’elle, blessée, mutilée, maudissant et pestant tandis que je m’éloigne en espérant ne pas être suivie, car je ne pense pas être en mesure de m’empêcher de lever la main sur elle. Je ne crois pas que de ma vie on m’ait fait autant de mal. J’aimerais dire l’inverse mais alors que je rejoins une falaise surplombant le fleuve je peux sentir ma gorge se serrer et ma poitrine se soulever douloureusement. Qu’elle aille au diable. Je fais appel à Bilis, lui ordonnant sans émotion de trouver des Pokémon insectes à capturer dans le coin. J’ai oublié le Farfuret, qui doit être resté près de Murphy. Il trouvera bien son chemin jusqu’à moi éventuellement. Pendant que le lapin de feu s’aventure dans les environs, je tente de me calmer en observant les flots du fleuve qui s’écrasent avec force contre les rochers en contre-bas. Ses eaux grises prennent une teinte surnaturelle sous le couvert de la lune. La beauté de ce paysage ne me permet pas de m’apaiser. La tension dans mes muscles se fait plus intense encore malgré tous mes efforts pour calmer mon esprit.

J’entends finalement l’appel du Lapyro qui, d’entre les arbres, revient en courant. À sa suite, un énorme Scarabrute charge, directement vers mon allié. Aussitôt, je m’élance vers lui pour le défendre mais ce faisant je suis heurtée moi-même par l’immense insecte. Le choc me coupe le souffle et je réalise trop tard avoir glissé jusqu’à l’extrémité de la falaise, d’où je chute vers les eaux folles en contre-bas. Mon cri retentit dans la plaine alors que je tombe au cœur du fleuve, heurtant mon épaule contre un rocher. J’avale deux ou trois tasses d’eau, sans réussir à trouver la surface. Je vais me noyer. L’air me manque et je panique, incapable de repérer le ciel du sol. Un instant je refais surface et parviens à recracher un peu d’eau avant qu’une vague ne me projette à nouveau sous les flots. Est-ce ainsi que je connais ma fin ? J’appelle sans parvenir à prononcer un mot, me sentant sombrer dans l’inconscience.